SPORTING
La campagne qui précéda les élections au siège de conseiller général du canton de Castalin fut l’occasion d’une double manifestation sportive dont le souvenir allait décider du résultat du scrutin. Chacun des deux candidats principaux avait, en effet, lié le prestige de son nom et de son programme à celui d’une société sportive qu’il présidait et subventionnait. M. Labédoulière, candidat sortant, radical-socialiste, patronnait depuis cinq ans une société de gymnastique, l’Espérance castalinoise : on y accueillait la jeunesse des deux sexes sans distinction d’opinions politiques, mais en fait, la gratuité du costume en écartait la jeunesse bourgeoise ; et les tendances avancées de l’Espérance éclataient, certains soirs de fête où les gymnastes, après boire et tard dans la nuit, rentraient chez eux en beuglant sur l’air du Pendu de Saint-Germain, des hymnes imprécatoires contre le parti de la droite :
L’Union des droites est bâtie sur merde
Rien à faire, il faudra qu’elle crève.
Sur ces vaches et sur ces cocus
Nous aurons toujours le dessus.
Il y avait à dire sur les rimes, mais la cadence était guerrière, et en écoutant ce refrain tonner dans le silence de minuit, plus d’un bourgeois de Castalin songeait, avec une crainte dévotieuse, à la puissance de M. Labédoulière. De plus l’Espérance castalin sans rivale dans l’arrondissement, et rien n’était magnifique, rien n’était émouvant non plus, comme ces défilés de jeunes gens, tous à l’uniforme, pantalon blanc (les jeunes filles portaient la jupe), maillot noir et casquette noire liserée de tricolore, et tous marchant d’un seul pas, au fracas héroïque des clairons et des tambours. Dans ces minutes-là où ils se sentaient si fiers d’être français, nombre de citoyens encore hésitants découvraient tout à coup leur religion politique et acclamaient presque sans y penser M. Labédoulière qui, du haut de son balcon, saluait avec un geste ému cette jeunesse généreuse à laquelle il avait donné, presque sans compter, ses soins et son argent. L’Espérance « cette phalange glorieuse et pacifique » était donc, à juste titre, considérée dans le canton comme une incarnation de l’idéal laïc, démocratique et social.
Le docteur Dulâtre1, l’homme de la droite, demeuré longtemps spectateur des luttes politiques, avait brusquement démasqué ses batteries en fondant une société de rugby, le Sporting club castalinois. L’article inséré à cette occasion dans l’hebdomadaire local de la droite, où il exposait sa conception rationnelle du sport, avec une ironie cruelle pour les gymnastes, constituait un véritable défi dont la portée politique n’échappa point à la vigilance de M. Labédoulière. En effet, la fondation du Sporting parut déclencher une effervescence inaccoutumée dans les milieux réactionnaires. Le docteur Dulâtre commença de pérorer dans les réunions publiques d’une manière significative. « Je ne connais qu’une politique, disait-il, celle de la santé physique et morale. » Et il expliquait très bien comment le sport intelligemment compris, le respect de l’ordre et des saines traditions, étaient les conditions essentielles d’une joyeuse santé.
Pour n’avoir ni clique ni drapeau, le Sporting club n’en flattait pas moins, chez la population, un appétit d’héroïsme. Les joueurs de rugby avaient un cri de ralliement, barbare et sonore (« Hurrah Dulâtre ! ») qui excitait sur le terrain leur ardeur au jeu : ils avaient un vocabulaire à demi anglais auquel les spectateurs des matches de rugby s’initiaient avec orgueil. Enfin, les parties elles-mêmes étaient des spectacles épiques, des batailles dont le résultat incertain serrait le cœur des Castalinois émus dans leur patriotisme de clocher.
Le rapport étroit qui s’imposait à l’esprit du public entre la personne politique du docteur et sa personne sportive, créait un péril redoutable pour l’idéal démocratique, et M. Labédoulière allait se rendre coupable à jamais, devant son parti, de n’avoir pas su en mesurer la réalité profonde. En effet, le conseiller en place crut pouvoir mépriser une équipe de rugby qui essuyait constamment des échecs devant les rivales. Le dimanche soir, lorsque le Sporting venait d’essuyer une nouvelle défaite, il en plaisantait avec ses familiers :
« Ce pauvre Dulâtre s’est encore fait flanquer la pile. Décidément, son équipe bat de l’aile… »
Et il ajoutait malicieusement :
« De l’aile droite. »
Il était d’ailleurs bien vrai que les Castalinois fussent irrités contre le Sporting et son président. L’équipe s’affirmait si médiocre qu’ils voyaient peu de raisons d’espérer qu’elle vengerait jamais leurs déceptions d’amour-propre.
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Au moment où s’ouvrit la campagne, M. Labédoulière se croyait assuré d’une très forte majorité à Castalin même. Dans les campagnes avoisinantes où le docteur Dulâtre avait poussé ses affaires en exerçant sa profession de médecin, les voix paraissaient devoir être également partagées, et l’on estimait, dans l’un et l’autre camp, que la partie se déciderait au chef-lieu. Les deux candidats avaient à peu de chose près le même programme. Ils étaient en tout, partisans de mesures énergiques, défendaient le contribuable, et se rendaient mutuellement responsables de la crise économique. En politique extérieure, le docteur Dulâtre prônait la sécurité et le désarmement, M. Labédoulière le désarmement et la sécurité. Avec une égale vigueur, ils protestaient de leur dévouement à la République. Les différences qui opposaient leurs professions de foi étaient si nuancées, si subtiles, qu’elles ne passionnaient pas les électeurs. Le docteur Dulâtre comprit le premier qu’il fallait faire porter le débat sur un objet plus sérieux, et il écrivit dans son journal un article de tête qui fut un coup de théâtre. Après diverses considérations médicales sur l’avenir de la race, le chef des droites s’élevait « contre la carence des pouvoirs publics, ou, ce qui est pire, l’inconscience criminelle de certaines personnalités politiques qui, sous le prétexte avoué de distraire la jeunesse et, en réalité, pour des fins purement démagogiques, l’embrigadent dans ces formations désuètes où la cause du sport est sacrifiée à une sorte de parade foraine qui trouve sa conclusion logique dans les beuveries si pernicieuses pour la santé de nos enfants ».
Après avoir dénoncé ainsi le danger des sociétés de gymnastique, le docteur faisait valoir l’œuvre qu’il avait personnellement accomplie en faveur du sport. Enfin, la veille même du jour où paraissait l’article, il faisait courir le bruit que son adversaire était atteint d’une maladie vénérienne. C’était un coup habile, que la doctrine radicale-socialiste ressentit durement.
Mais M. Labédoulière était un vieux routier de la politique, il se ressaisit aussitôt. Il fit d’abord placarder pendant la nuit une première affiche non signée, qui accusait le docteur Dulâtre d’avoir, au début de sa carrière et pour une misérable somme de cinq cents francs, empoisonné un couple de vieillards. Sans laisser à l’adversaire le temps de protester, il lançait une deuxième affiche signée.
« Nous méprisons les insinuations d’un individu dont les procédés, s’il faut en croire certaines rumeurs qu’il s’est bien gardé de démentir, seraient fortement sujets à caution. Si j’avais besoin de défendre ici notre vaillante Espérance castalinoise contre les calomnies d’un envieux, il me suffirait de mentionner les dix-sept médailles accrochées au drapeau frangé d’or de notre glorieuse et pacifique phalange. Mieux que ne saurait le faire une vaine argumentation, ces récompenses portent hautement témoignage de la valeur athlétique de nos gymnastes. C’est aux résultats qu’on apprécie l’excellence d’une entreprise et nous sommes encore à attendre les résultats promis par les défenseurs du rugby. Vive l’Espérance ! Vive la République laïque, démocratique et sociale1 ! »
Dès lors, la campagne électorale se fit sur le sport. Dans leurs discours et leurs articles, les candidats n’abordaient plus que subsidiairement les questions politiques. Ils n’étaient occupés que de rugby et de gymnastique. Le radical-socialiste, faisant allusion à la terminologie anglo-saxonne en honneur au Sporting club castalinois, taxait le réactionnaire de snobisme, et l’accusait d’abandonner les traditions bien françaises qui avaient fait leurs preuves. Le réactionnaire dénonçait chez l’homme des gauches un esprit routinier, et s’emportait au cours d’une réunion jusqu’à lui reprocher « son obscurantisme ». Jamais élections ne se préparèrent à Castalin dans une atmosphère aussi surchauffée. L’on voyait des pères de famille conservateurs dérober la balle de leurs enfants pour essayer un drop-goal par-dessus l’armoire à glace ; d’autres, d’opinions avancées, se jucher sur les épaules de leurs femmes, dans un équilibre difficile, pour faire une pyramide.
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Le dimanche qui précéda de quinze jours celui des élections, il y eut un match entre la première équipe du Sporting et la troisième équipe d’un club voisin. Un public nombreux, massé sur la touche, put applaudir à un résultat sans précédent dans les annales du rugby castalinois : le Sporting n’était battu que par sept points à zéro. M. Labédoulière, informé de cette issue honorable, haussa les épaules et répondit simplement :
« Eh bien, Dulâtre est battu, comme d’habitude. Cet homme-là n’est-il pas né pour être toujours battu ? »
Mais sous ces propos d’une hautaine ironie, l’homme de gauche dissimulait une grave inquiétude.
En quittant le terrain de rugby, le docteur Dulâtre, rayonnant d’orgueil, avait emmené toute l’équipe au grand café de la Nation où il avait offert un vin d’honneur. L’établissement était plein à craquer, et les curieux qui n’avaient pu trouver place se bousculaient à la porte pour essayer de voir et d’entendre. Très ému, le président du Sporting leva son verre aux succès du club et prononça une brève allocution, mais d’une voix vraiment vibrante :
« Mes chers enfants, vos qualités de courage et de ténacité commencent à porter leurs fruits. Vous avez compris que l’ordre et la discipline sont les conditions premières du succès dans tous les domaines de l’activité, c’est pourquoi j’ose dire que votre victoire était aussi méritée qu’attendue. À l’équipe tout entière, et à chacun en particulier, j’exprime ici ma joie, ma fierté, et ma gratitude. Il me reste à vous communiquer une importante et heureuse nouvelle que notre cher secrétaire-trésorier est encore seul à connaître. Au cours de mon récent voyage à Paris, je me suis entendu avec les dirigeants de l’Union olympique parisienne qui ont accepté d’envoyer dimanche prochain leur deuxième équipe à Castalin. Je n’ai pas à vous rappeler les prouesses de ce valeureux quinze demeuré jusqu’à ce jour imbattu dans sa division. Votre tâche sera donc très lourde, mais votre magnifique tenue d’aujourd’hui me fait bien augurer du résultat de cette rencontre. Gardiens de l’honneur du sport castalinois, vous jouerez comme des lions, et vous vaincrez, parce que je vous l’ordonne, et pour que vive le Sporting ! » L’annonce de ce match contre une équipe de Paris causa une immense stupéfaction. Il y eut d’abord un silence d’émotion et de respect. Puis l’enthousiasme se déchaîna dans le café, et il se cassa pour cinquante francs de verres et de carafes, aux cris mille fois répétés de « Hurrah Dulâtre ! ».
Averti quelques minutes plus tard, M. Labédoulière convoqua aussitôt son état-major. Ils étaient six hommes réunis dans ses appartements, avec des mines consternées, et lui, il arpentait la pièce sans mot dire, dans une méditation furieuse. Mouvelon, le bourrelier, osa rompre le silence et prononça :
« Le Sporting sera battu, ça ne fait pas un pli, et dans les grandes largeurs, encore. C’est Mouvelon qui vous le dit. » Me Roulin, qui méprisait les façons triviales du bourrelier, répondit d’une voix sèche :
« Vous êtes à côté du problème, Mouvelon, comme toujours d’ailleurs. Il n’y a personne qui mette en doute la victoire de l’Union olympique parisienne, cependant tout le monde voudra voir ce fameux match et, à huit jours des élections, vous ne m’empêcherez pas de dire que cela est regrettable. Il ne faut pas non plus nous dissimuler que les journaux sport
ifs de la capitale donneront des échos de cette rencontre, peut-être même des photographies…
— Il faut faire quelque chose », gronda M. Labédoulière.
Le lendemain matin, des affiches aux couleurs du Sporting confirmaient la nouvelle lancée par le docteur Dulâtre au café de la Nation :
« Dimanche, au pré Bord, grand match de rugby. Paris contre Castalin. Le coup d’envoi sera donné à 14 heures précises. En raison de l’intérêt exceptionnel de cette rencontre qui sera un événement de la saison sportive, et pour permettre à tous d’assister à une belle démonstration de jeu classique, il sera perçu à l’entrée 1,50 franc seulement, au lieu de 3 francs. Les enfants et les militaires paieront 0,75 franc. Le match devant donner lieu à une lutte acharnée, le public est prié de s’abstenir de toute manifestation discourtoise à l’égard de nos hôtes. »
Le soir même, M. Labédoulière ripostait par une affiche de dimensions inusitées à Castalin :
« Grande fête de gymnastique donnée par l’Espérance castalinoise. Programme : le matin à 9 heures, défilé dans les rues principales de la ville. À 10 heures, les gymnastes, sous la conduite de leur président, déposeront une gerbe de fleurs au pied du monument aux morts. An heures concert sur la place Robillot, par la fanfare de l’Espérance. À 14 heures précises, sur la promenade des Platanes, et en cas de mauvais temps sous la halle aux Grains, grand concours de gymnastique entre les champions de l’Espérance. Entrée absolument gratuite. Le soir, à 20 h 30, un grand bal familial sera donné par la jeunesse espérantine dans les salons de l’hôtel Pommier. Entrée et buffet absolument gratuits. » Toute la semaine, M. Labédoulière se frotta les mains. « Au moins, disait-il, je suis sûr que l’Espérance ne sera pas battue : elle est seule à concourir… »
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Les joueurs de l’Union olympique arrivèrent le samedi soir, et, malgré les efforts du docteur Dulâtre, passèrent à peu près inaperçus. Après avoir dîné et joué à la belote dans leur hôtel, ils se couchèrent à 10 heures. Le dimanche matin, ils visitaient les curiosités de la ville sous la conduite du secrétaire-trésorier du Sporting et se dispersaient pour flâner dans les rues. On leur en voulut un peu de l’air amusé et condescendant avec lequel ils considéraient les lieux et les gens.
Cependant, l’Espérance castalinoise quittait la salle de gymnastique à 9 heures, dans un ordre parfait. Au nombre de quatre-vingt-dix-neuf, les gymnastes marchaient par rangs de trois. La fanfare, silencieuse, ouvrait la marche, précédant le drapeau roulé dans sa gaine. Suivaient les dix-huit fillettes, sous la conduite de leur monitrice, puis la section des grandes, qui étaient quatorze. Le bataillon des mâles, qui comptait quarante-neuf têtes, était également divisé en sections : les adultes, les moyens et, fermant la marche, les pupilles. En arrivant sur la place de la Poste, les sections se déployèrent en ligne, face à la demeure du conseiller général, et en arrière de la fanfare, qui marquait le pas. L’étendard frangé d’or fut sorti de sa gaine, et comme M. Labédoulière paraissait à son balcon, les clairons sonnèrent « Au drapeau ». Aussitôt, de toutes les rues avoisinantes, la foule déboucha sur la place et combla les trottoirs. M. Labédoulière, qui avait pris la précaution de se munir de son chapeau haut de forme, salua à plusieurs reprises, et quand les clairons sonnèrent de nouveau, des voix se mirent à fredonner dans l’assistance. La fête s’annonçait belle. Après une allocution du conseiller, l’Espérance reprit son ordre de marche et le véritable défilé commença.
La fanfare jouait avec un entrain et un brio qui faisaient passer dans les cœurs un frisson généreux. Une fois de plus, le miracle se renouvelait. En écoutant cette musique fière, chacun sentait s’insinuer dans ses veines une ardeur guerrière, une impatience de se dévouer à une noble cause. Les gens les plus débonnaires, les plus timorés, ceux qui se laissaient habituellement tyranniser dans leur ménage ou par leurs amis, goûtaient des promesses de revanche ; il leur semblait entendre l’annonce merveilleuse de quelque mobilisation générale ou de tout autre grand départ qui les retranchât des habitudes humiliantes de leur existence. Des époux échappés, dont les femmes comptaient l’argent de poche et surveillaient les sorties, se juraient tout bas qu’ils boiraient deux apéritifs. Sous le charme des uniformes et des cuivres, la population castalinoise sentait renaître dans sa chair une passion fiévreuse pour l’Espérance. La fanfare, le pas scandé, les torses musclés des adultes, les visages et les jambes gracieuses des fillettes, les poitrines des grandes qui tendaient le maillot noir et la présence même de la foule créaient une atmosphère d’émotion trouble, tendre et martiale. Il y en avait pour les hommes, pour les femmes et pour les enfants. On avait envie d’exterminer quelqu’un et de crier vive quelque chose. Et, sans qu’on y songeât, ce besoin éperdu de reconnaissance se fixait sur le chapeau haut de forme de M. Labédoulière et sur sa personne même. Le candidat radical-socialiste apparaissait comme un être magnifique, un héros que l’on souhaitait grandir encore en lui assurant le siège de conseiller général. Le peuple de Castalin tout entier glissait à gauche, d’un cœur amoureux et d’un pas militaire. Les plus avertis d’entre les conservateurs se défendaient mal d’un enthousiasme sournois et regardaient avec inquiétude le drapeau tricolore de l’Espérance, dont les plis n’avaient point d’exorcisme. Les esprits forts, les sceptiques, qui ne croyaient ni à la patrie ni à la démocratie, essayaient de ricaner, mais de mâles refrains leur venaient aux lèvres et, malgré eux, ils communiaient avec la foule dans l’amour des clairons, des uniformes, de la guerre, de la paix, des chapeaux haut de forme, du drapeau tricolore et de la laïcité.
Rien ne manqua au succès du défilé, ni les épisodes émouvants, ni les incidents comiques et attendrissants, Deux gendarmes à pied qui rentraient de faire leur tournée s’immobilisèrent au garde-à-vous pour saluer le drapeau de l’Espérance. L’émotion de la foule déborda de ce coup-là, et lorsqu’on vit M. Labédoulière, avec une cordiale simplicité, serrer la main à ces modestes serviteurs de l’ordre, une immense ovation accueillit le geste.
Plus loin, au passage des pupilles, une mère inquiète voulait joindre son fils, un garçon de dix ans, qui marchait dans le rang du milieu, le regard fixé sur la nuque du bambin qui le précédait.
« Lulu, je t’ai apporté ta flanelle ; j’ai peur que tu prennes froid ! »
Elle courait sur le flanc de la colonne, tendant la flanelle à bout de bras.
« Prends ta flanelle, je te dis. »
L’enfant rougit, son visage se crispa. Il entendit des rires, et comme la mère s’entêtait dans sa poursuite, il répondit, les dents serrées, sans tourner la tête : « Ferme ta gueule, tout de même ! » La réplique souleva des rires et des réflexions attendris, et la mère déclara avec orgueil :
« Quand il est dans sa société, il ne connaît plus personne… Il répond déjà comme un petit homme ! »
L’Espérance fit le tour de la ville et passa deux fois dans la rue principale. Les applaudissements et les cris d’enthousiasme, où revenait sans cesse le nom de M. Labédoulière, ne faiblirent pas un instant. On se montrait, non sans ironie, les joueurs de l’Olympique parisien, disséminés parmi les curieux et applaudissant les gymnastes avec une innocente courtoisie. Quant aux joueurs du Sporting, il semblait que leur insolence des jours passés fût bien rabaissée. En tout cas, leur moral était très atteint : la grande voix populaire se prononçait pour l’Espérance, et, à quelques heures du combat, la trahison de leurs concitoyens leur ôtait tout courage pour faire triompher la cause du rugby. Le docteur Dulâtre, seul, semblait n’avoir aucune inquiétude. Tandis qu’il se promenait dans la ville en compagnie du capitaine de l’équipe rivale, on le vit saluer le drapeau des gymnastes d’un geste plein d’aisance et regarder le défilé avec le plus paisible sourire.
À midi, après avoir prononcé un discours important devant le monument aux morts et applaudi au concert de la place Robillot, M. Labédoulière eut une grande joie. Le temps, qui avait été menaçant toute la matinée, se mettait décidément à la pluie. En passant à table, le conseiller exulta :
« Noyée, la partie de rugby ! Noyé l’Olympique et noyé le Sporting ! Cette fois, l’affaire est dans le sac. »
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Ce dimanche-là, les réactionnaires de Castalin firent un mauvais déjeuner. Le docteur Dulâtre lui-même, qui traitait à sa table trois joueurs de l’Union olympique parisienne, regardait tomber la pluie en soupirant d’inquiétude.
« La balle sera lourde, disait le capitaine de Paris. On jouera surtout au pied. Mais si vos avants ont du souffle, de l’entrain…
— Je suis sûr de leur zèle répondait le docteur. Mais” quelle malchance que cette pluie ! C’est un véritable déluge… »
En effet, une pluie torrentielle balayait les rues, et M. Labédoulière, qui partageait son déjeuner avec quelques gymnastes, s’en réjouissait bruyamment :
« Voyez donc, disait-il avec un bon rire, il tombe des curés : il n’y a rienz de pareil pour vous mettre en appétit ! »
Ceux des Castalinois, que le désir d’assister au match hantait depuis le début de la semaine, renonçaient pour la plupart à affronter la pluie et la boue. Lorsque l’arbitre siffla le coup d’envoi, il n’y avait sur le terrain que les fervents de la première heure, les apôtres du rugby, les piliers de la réaction. Abrités sous des parapluies, ils étaient dix-sept en tout et y compris le docteur et le secrétaire-trésorier du Sporting.
Cependant, le gros du public castalinois se rendait à la halle aux Grains où avait lieu la fête de gymnastique. Il y faisait sombre, et, parmi les spectateurs, beaucoup songeaient avec un peu de nostalgie à la partie de rugby qui se déroulait loin de leurs regards. Les femmes, que le mauvais temps avait empêché de mettre leurs plus belles robes, étaient de mauvaise humeur. La fanfare, attaquant La Marseillaise, réchauffa le cœur de la foule et la mit en meilleure disposition pour écouter le discours de M. Labédoulière. Le conseiller se défendit d’abord de vouloir entretenir ses auditeurs de politique. Il n’avait d’autre dessein que de leur exprimer sa gratitude pour le nouveau témoignage de fidélité qu’ils donnaient à la jeunesse espérantiste en venant assister en foule à ses gracieux exercices, il en était d’autant plus touché que cette manifestation, précédant de fort peu des événements graves, constituait pour lui une marque d’estime et de confiance, dont il ne voulait point, par discrétion, souligner toute la portée. Dans un discours plein d’humour et d’ironie, il traça ensuite un parallèle entre la gymnastique et le rugby, « ce jeu baroque venu de l’étranger et dont les quelques défenseurs castalinois, pataugeant dans la boue avec une constance digne d’un meilleur sort, disputaient aux malheureux joueurs transis par la pluie, la chance d’attraper une bonne fluxion de poitrine ». Il parlait à son auditoire sur le ton de la confidence familière, glissant de temps à autre une allusion aux élections du dimanche d’après, et comme s’il se fût agi d’une affaire qu’ils menaient d’accord, presque en complicité. Sa péroraison fut accueillie par des applaudissements à peu près unanimes. La partie qui se jouait entre le Sporting et l’Union olympique parisienne ne semblait plus maintenant qu’une aventure pitoyable, un peu humiliante pour la ville de Castalin ; le docteur Dulâtre en avait toute la responsabilité, et il en porterait le poids jusque devant l’urne électorale, car une sanction s’imposait. D’autre part, chacun se félicitait d’avoir pris le plus sage parti qui était de se distraire confortablement, la tête abritée et les pieds au sec. Certes, le spectacle des exercices de gymnastique n’avait rien d’imprévu ; on connaissait par leurs noms les meilleurs des gymnastes et l’on pouvait à l’avance établir le palmarès de l’après-midi : mais c’était un charme de tomber d’accord avec son voisin sur les pronostics, et qui donnait à cette réunion une sorte d’intimité familiale.
On applaudissait les gymnastes à intervalles réguliers, sans nulle frénésie, mais avec les sentiments d’estime qui vont au travail consciencieux.
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Au pré du Bord, la pluie tombait toujours, mais les dix-sept spectateurs alignés sur la touche ne se plaignaient pas d’avoir froid aux pieds. Plusieurs, même, avaient fermé leurs parapluies pour avoir la liberté d’applaudir. C’est que les joueurs de Castalin menaient un jeu étourdissant ; jamais ils n’avaient montré autant de cran. Les Parisiens, au contraire, ne ripostaient pas avec l’énergie et la maîtrise que l’on avait redoutées. Dans les mêlées, le talonneur du Sporting affirmait, sur celui de l’Olympique, une écrasante supériorité et le ballon sortait constamment à l’avantage de Castalin. Le capitaine de l’équipe parisienne, qui était trois-quarts centre, ratait toutes ses passes et commettait des fautes qui faisaient murmurer ses équipiers. Quant à l’arrière, son jeu était d’une lenteur et d’une maladresse qui autorisaient tous les espoirs. Les dix-sept spectateurs, sans souci de la boue qui les éclaboussait, galopaient le long de la touche, chargeant et se repliant avec les joueurs castalinois, tout en les excitant par de grands hurlements. Seul, le docteur Dulâtre ne semblait point partager leur enthousiasme, et au secrétaire-trésorier qui s’en étonnait, il répondait avec une impatience rageuse :
« Ils pourraient faire mieux, beaucoup mieux. À chaque instant, ils laissent passer l’occasion de marquer l’essai. »
À la mi-temps, qui fut sifflée sur le résultat de zéro à zéro, il félicita courtoisement les joueurs de l’équipe parisienne, et prenant à part leur capitaine, s’entretint une minute avec lui.
« Vous deviez me donner la victoire dès la première mi-temps, murmura-t-il avec reproche. Je suis très inquiet…
— Je vous jure que j’ai fait tout ce que j’ai pu… d’autre part l’arrière et le talonneur ont fait également ce qu’ils ont pu… n’accusez que votre équipe. Si j’avais pu prévoir qu’elle était aussi faible, je vous aurais demandé de désintéresser au moins deux joueurs de plus ; par exemple, les trois quarts ailes. Si vous faites encore ce sacrifice, nos lignes arrière n’existeront pour ainsi dire plus, et si vos joueurs ne parviennent pas à marquer au moins un seul essai, c’est à désespérer de l’avenir de votre club…
— Soit, je veux bien consentir encore ce sacrifice pour la cause du sport.
— Je vais donc régler l’affaire. De votre côté, vous pourriez prévenir deux ou trois joueurs. Ils joueraient avec plus de confiance.
— Non, non. Je veux une victoire loyale. » Cependant, le secrétaire-trésorier s’en allait au galop à la halle aux Grains communiquer le résultat déjà glorieux de la première mi-temps. La nouvelle arriva comme les spectateurs bâillaient aux mouvements d’ensemble exécutés par les jeunes filles de l’Espérance. Elle provoqua une longue rumeur d’étonnement et d’admiration. Les gens s’agitaient sur leurs chaises, et le bruit courait que les Parisiens n’avaient échappé à la défaite que par la faute du mauvais temps.
« Le terrain était trop lourd… Castalin n’a pas pu jouer son grand jeu d’ouverture… »
La salle commençait à s’échauffer en parlant l’argot du rugby, mais M. Labédoulière, par une inspiration diabolique fit donner l’ordre à la fanfare d’exécuter la marche militaire Sambre-et-Meuse. En fredonnant le glorieux refrain, chacun oublia le Sporting, l’Olympique et le docteur Dulâtre, et cinq minutes plus tard, le cœur de la foule se retrouvait à gauche. M. Labédoulière, dodelinant de la tête, un sourire heureux sur les lèvres, chantait avec ses électeurs :
Le régiment de Sambre-et-Meuse
Marche toujours au cri de liberté…
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Les lignes arrière de l’Union olympique parisienne paraissaient inertes, comme exténuées. Le capitaine boitait, les trois-quarts ailes étaient grelottants, et l’arrière ne courait pas dix mètres sans glisser et culbuter. Mais les lignes avant menaient un jeu endiablé et têtu, bousculant l’adversaire confiné dans ses vingt-deux mètres. Pendant dix minutes, malgré les fautes du talonneur, ils menacèrent constamment le Sporting et l’on crut vingt fois qu’ils marquaient l’essai.
Sur la touche, les dix-sept spectateurs ne respiraient plus. Le docteur Dulâtre, angoissé et furieux, se tournait à chaque instant vers le secrétaire-trésorier en murmurant : « C’est à n’y rien comprendre… ces avants ont le diable au corps… de quoi se mêlent-ils ? »
De temps à autre, le capitaine de l’Olympique jetait sur lui un regard navré. Heureusement, un joueur de Castalin, par un coup de pied de dégagement qui trouva la touche, reporta le jeu vers la ligne des cinquante mètres. Les avants parisiens, fatigués par l’effort qu’ils venaient de fournir, jouèrent plus mollement. Trois fois de suite, la mêlée donna le ballon au Sporting club castalinois qui lança sa ligne de trois-quarts. Les deux premières attaques se brisèrent sur le demi de l’Olympique. Enfin, un joueur s’échappa sur la droite et n’eut plus devant lui qu’un trois-quarts et l’arrière de Paris. Fermant les yeux, pour ne pas voir un péril qu’il jugeait trop certain, il courut droit devant lui. Il entendit à ses côtés un bruit de pas mous et, plus loin, une grande clameur. Il sentit une main effleurer son mollet, courut encore quelques mètres, glissa et tomba sur les genoux sans lâcher le ballon. L’essai était marqué.
Au moment où un gymnaste montait en force un équilibre sur les barres parallèles, une voix tonnante, ivre de la joie du triomphe, jeta sous le couvert de la halle aux Grains :
« Le Sporting mène par trois à zéro ! L’essai a été marqué par Duranton ! »
Un écho immense répéta le cri victorieux, une panique de gloire s’empara de la foule dressée tout entière.
« Vive le Sporting ! Vive Castalin ! Vive Duranton ! Vive Dulâtre ! »
Les gens se pressaient en masse vers la sortie, courant sur les chaises, oubliant leurs parapluies.
« Sambre-et-Meuse ! hurla M. Labédoulière. Mais jouez donc Sambre-et-Meuse, bon Dieu !
Mais la fanfare était dispersée, noyée dans le flot de la foule. M. Labédoulière, debout sur son estrade, épouvanté, tragique, s’époumonait en vain :
« Vous n’abandonnerez pas l’Espérance !… Vous n’en avez pas le droit !… Ce serait une infamie ! On ne trahit pas ainsi l’idéal… »
Sur la touche, les dix-sept spectateurs étaient quinze cents. Au deuxième essai marqué par le Sporting, une joie frénétique s’empara de la population castalinoise qui se prit à brailler en chœur :
« Vive le Sporting ! Hurrah Dulâtre ! Vive Dulâtre ! » Vers la fin de la partie, comme les avants de l’Olympique s’obstinaient candidement à rétablir l’équilibre, on les conspua avec des cris furieux :
« Salauds ! Cassez-leur la gueule ! À mort ! À mort ! » Le rugby, d’un seul coup, venait d’entrer dans les mœurs castalinoises, et l’élection du bon docteur était assurée.